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L'IDENTIFICATION

Séminaire IX
J.LACAN 


Version rue CB
Séminaire du 14 mars 1962

 

    (->p273) (XIII/1) Dans le dialogue que je poursuis avec vous, il y a forcément des hiatus, des saltus, des casus, des occasions, pour ne pas parler du fatum. Autrement dit, il est coupé par diverses choses ; par exemple hier soir nous avons entendu l'intéressante, l'importante communication  de Lagache à 1a séance scientifique de la Société sur la sublimation . Ce matin, j'avais envie d'en repartir mais, d'un autre côté, dimanche j'étais parti d'ailleurs, je veux dire d'une sorte de remarque sur le caractère de ce qui se poursuit ici comme recherche. C'est évidemment une recherche conditionnée, par quoi ? pour l'instant, par une certaine visée que j'appellerai visée d'une érotique. Je considère ceci comme légitime, non pas que nous soyons de nature essentiellement destinée à la faire quand nous sommes sur la route où elle est exigée, je veux dire que nous sommes sur cette route un peu comme, au cours des siècles, ceux qui ont médité sur les conditions de la science ont été sur la route de ce quoi la science réussit effectivement. D'où ma référence au cosmonaute qui a bien son sens, pour autant que ce à quoi elle réussissait n'était certainement pas forcément ce à quoi elle s'attendait jusqu'à un certain point, bien que les phases de sa  recherche soient abolies, réfutées par sa réussite.

     Il est certain qu'il y a chez les gens - nous employons ce terme au sens le plus large, à moins que nous ne (->p274) (XIII/2) l'employons d'un sens légèrement réduit, celui des gentils, ce qui évidemment laisserait ouverte la curieuse question des gentils définis par rapport à X (vous savez d'où cette définition des gentils part) ce qui laisserait ouverte la curieuse question de savoir comment il se trouve que les gentils représentent, si je puis dire, une classe secondaire au sens où je l'entendais la dernière fois de quelque chose de fondé sur une certaine acception antérieure. Malgré tout cela ne serait pas mal ; car dans cette perspective les gentils, c'est la chrétienté, et chacun sait que la chrétienté comme telle est dans un rapport notoire avec les difficultés de l'érotique, à savoir que les démêlés du chrétien avec Vénus sont tout de même quelque chose qu'il est assez difficile de méconnaître, encore qu'on feigne de prendre la chose, si je puis dire, par-dessus la jambe.

    En fait, si le fond du christianisme se trouve dans la révélation paulinienne, à savoir dans un certain pas essentiel fait dans les rapports au père, si le rapport de l'amour  au père en est ce pas essentiel, s'il représente vraiment le franchissement de tout ce que la tradition sémite a inauguré de grand de ce fondamental rapport au père de cette baraka originelle, à laquelle il est tout de même difficile de méconnaître que la pensée de Freud se rattache plus d'une façon contradictoire, malédictoire, - nous ne pouvons pas en douter - car si la référence à l'Oedipe peut laisser la question ouverte, le fait qu'il ait terminé son discours sur Moïse et comme il l'a fait, ne laisse pas douteux que le fondement de la révélation chrétienne est donc bien dans ce rapport de la grâce (->p275) (XIII/3) que Paul fait succéder à la loi.

    La difficulté est ceci : c'est que le chrétien ne se tient pas, et pour cause, à la hauteur de cette révélation et que pourtant il la vit dans une société telle qu'on peut dire que même réduits à la forme la plus laïque ses principes de droit sont tout de même issus directement d'un catéchisme qui n'est pas sans rapport avec cette révélation paulinienne. Seulement, comme la méditation du Corps mystique n'est pas à la portée de chacun, une béance reste ouverte qui fait que pratiquement le chrétien se trouve réduit à ceci qui n'est pas tellement normal, fondamental, de n'avoir plus réellement d'autre accès à la jouissance comme telle que de faire l'amour. C'est ce que j'appelle ses démêlés avec Vénus. Car bien entendu, avec ce à quoi il est placé dans cet ordre, ça s'arrange somme toute dans l'ensemble assez mal.

    C'est très sensible, ce que je dis, par exemple, dès qu'on sort des limites de la chrétienté, dès qu'on va dans les zones dominées par l'aculturation chrétienne, je veux dire non pas les zones qui ont été converties au christianisme, mais qui ont subi les effets de la société chrétienne. Je me souviendrai longtemps, d'une longue conversation poursuivie une nuit de 1947 avec quelqu'un qui était mon guide pour une virée faite en Égypte. C'était ce qu'on appelle un Arabe. I1 était, bien entendu, par ses fonctions et par aussi la zone où il vivait, tout ce qu'il y a de plus sous le coup de notre catégorie. C'était très net dans son discours cette sorte d'effet de promotion de la question érotique. I1 était certes préparé (->p276) (XIII/4) par toutes sortes de résonnances très antiques de sa sphère à mettre au premier plan de la question de la justification de l'existence sa jouissance ; mais la façon dont il incarnait cette jouissance dans la femme avait tous les caractères en impasse de ce qu'on peut imaginer de plus dénué dans notre propre société - l'exigence en particulier d'un renouvellement d'une succession infinie - du caractère de sa nature essentiellement non satisfaisante  de l'objet, était bien ce qui faisait  l'essentiel, non pas seulement de son discours, mais de sa vie pratique. Personnage, aurait-on dit dans un autre vocabulaire, essentiellement arraché aux normes de sa tradition.

    Quand il s'agit de l'érotique, que devons-nous penser de ces normes ? Autrement dit, sommes-nous chargés de donner par exemple justification à la subsistance pratique du mariage comme institution à travers même nos transformations les plus révolutionnaires ?

    Je crois qu'il n'y a nul besoin de tout l'effort d'un Westermarck pour justifier à travers toutes sortes d'arguments, de nature ou de tradition, l'institution du mariage, car simplement elle se justifie de sa persistance que nous avons vue sous nos yeux, et sous la forme la plus nettement marquée, de traits petit-bourgeois à travers une société qui au départ croyait pouvoir aller plus loin dans la mise en question des rapports fondamentaux, je veux dire dans la société communiste. I1 semble très certain que la nécessité du mariage n'a même pas été effleurée par les effets de cette révolution. Est-ce que c'est à proprement parler le domaine qui est celui (->p277) (XIII/5) où nous sommes amenés à porter la lumière ?

     Je ne le crois absolument pas : les nécessités du mariage s'avèrent, pour nous, être un trait proprement social de notre conditionnement : elles laissent complètement ouvert le problème des insatisfactions qui en résultent à savoir du conflit permanent où se trouve le sujet humain, pour cela seul qu'il est humain, avec les effets, les retentissements de cette loi (du mariage).

     Qu'est-ce qui en est pour nous le témoignage ?

    Tout simplement l'existence de ce que nous constatons, pour autant que nous nous occupons du désir, je veux dire qu'il existe dans les sociétés, qu'elles soient bien organisées ou non, qu'on y fasse en plus ou moins grande abondance les constructions nécessaires à l'habitat des individus, nous constatons l'existence de la névrose ; et ça n'est pas là où les conditions de vie les plus satisfaisantes sont assurées, ni ou la tradition est la plus assurée, que la névrose est la plus rare. Bien loin de là.

    Qu'est-ce que veut dire la névrose ? Quelle est pour nous l'autorité, si je puis dire, de la névrose ? Ca n'est pas tout simplement lié à sa pure et simple existence. La position est trop facile de ceux qui, dans ce cas rejettent ces effets à une sorte de déplacement de l'humaine faiblesse, je veux dire que ce qui s'avère effectivement de faible, dans l'organisation sociale comme telle, est reporté sur le névrosé dont on dit que c'est un inadapté. Quelle preuve !

        (->p278) (XIII/6) Il me semble que le droit, l'autorité qui découle de ce que nous avons à apprendre du névrosé, c'est la structure qu'il nous révèle et dans son fond ce qu'il nous révèle, à partir du moment où nous comprenons que son désir c'est bien le même que le nôtre, et pour cause. Ce qu'il vient peu à peu à révéler à notre étude, ce qui fait la dignité du névrosé, c'est qu'il veut savoir. Et en quelque sorte c'est lui qui introduit la psychanalyse. L'inventeur de la psychanalyse, c'est non pas Freud, mais Anna O comme chacun sait, et bien entendu derrière elle bien d'autres : nous tous.

    Le névrosé veut savoir quoi ? Ici je ralentis mon débit pour que vous entendiez bien, car chaque mot a son importance. I1 veut savoir ce qu'il y a de réel dans ce dont il est la passion, à savoir ce qu'il y a de réel dans l'effet du signifiant, bien entendu ceci supposant que nous en sommes arrivés assez loin pour savoir que ce qui s'appelle désir dans l'être humain est impensable sinon dans ce rapport au signifiant et les effets qui s'y inscrivent.

    Ce signifiant qu'il est lui-même par sa position, à savoir en tant que névrose vivante, c'est si vous vous rapportez à ma définition du signifiant - c'est d'ailleurs inversement ce qui la justifie, c'est qu'elle est applicable - ce par quoi ce cryptogramme qu'est une névrose, ce qui le fait comme tel, le névrosé, un signifiant et rien de plus - car le sujet qu' il sert justement est ailleurs - c'est ce que nous appelons son inconscient. Et c'est pour ça qu'il est, selon la définition, que je vous en donne, en tant que névrose un signifiant, c'est (->p279) (XIII/7) qu'il représente un sujet caché, mais pour quoi ? Pour rien d'autre que pour un autre signifiant.

    Que ce qui justifie le névrosé comme tel, le névrosé, pour autant que l'analyse - je laisse passer ce terme emprunté au discours de mon ami Lagache hier - le"valorise", c'est pour autant que sa névrose vient contribuer à l'avènement de ce discours exigé d'une érotique enfin constituée. Lui, bien entendu, n'en sait rien et ne le cherche pas. Et nous aussi bien, nous n'avons à le chercher que pour autant que vous êtes ici, c'est-à-dire que je vous éclaire sur la signification de la psychanalyse par rapport à cet avènement exigé d'une érotique, entendez de ce par quoi il est pensable que l'être humain fasse aussi dans ce domaine - et pourquoi pas ? - la même trouée et qui d'ailleurs aboutit à cet instant bizarre du cosmonaute dans sa carapace. Ce qui vous laisse à penser que je ne cherche même pas à entrevoir ce que pourra donner une érotique future.

    Ce qu'il y a de certain, c'est que les seuls qui y aient convenablement rêvé, à savoir les poètes, ont toujours abouti à d'assez étranges constructions. Et si, quelque préfiguration peut s'en trouver dans ce sur quoi je me suis arrêté avec quelque longueur, les ébauches qui peuvent en être données justement dans certains points paradoxaux de la tradition chrétienne, l'amour courtois, par exemple, ça a été pour vous souligner les singularités tout à fait bizarre -que ceux qui en étaient les auditeurs s'en souviennent - de certains sonnets d'Arnaut Daniel                   par exemple qui nous ouvrent (->p280) (XIII/8) des perspectives bien curieuses sur ce que représentaient effectivement les relations entre l'amoureux et sa dame. Cela n'est pas du tout indigne de la comparaison avec ce que j'essaie de situer comme point extrême sur les aspects du cosmonaute. Bien sûr, la tentative peut nous apparaître participer quelque peu de la mystification, et au reste elle a tourné court. Mais elle est tout à fait éclairante pour nous situer, par exemple, ce qu'il faut entendre par la sublimation. J'ai rappelé hier soir que la sublimation, dans le discours de Freud, est inséparable d'une contradiction, c'est à savoir que la jouissance la visée de la jouissance, subsiste et est en un certain sens réalisée dans toute activité de sublimation, qu'il n'y a pas de refoulement, qu'il n'y a pas effacement, qu'il n'y a même pas compromis avec la jouissance, qu'il y a paradoxe, qu'il y a détour, que c'est par les voies en apparence contraires à la jouissance que la jouissance est obtenue.

    Ceci n'est proprement pensable que justement pour autant que dans la jouissance le médium qui intervient, médium par où il est donné accès à son fond qui ne peut être - je vous l'ai montré - que la chose, que ce médium ne peut être aussi qu'un signifiant. D'où cet étrange aspect que prend à nos yeux la dame dans l'amour courtois. Nous ne pouvons pas arriver à y croire parce que nous ne pouvons plus identifier à ce point un sujet vivant à un signifiant, une personne qui s'appelle Béatrice avec la sagesse et avec ce qu'était pour Dante l'ensemble, la totalité du savoir.

    (->p281) (XIII/9) I1 n'est pas du tout exclu par la nature des choses que Dante ait effectivement couché avec Béatrice. Cela ne change absolument rien au problème. On croit savoir que pas, cela n'est pas fondamental dans la relation.

    Ces remarques étant posées, qu'est-ce qui définit le névrosé ?

    Le névrosé se livre à une curieuse retransformation de ce dont il subit l'effet. Le névrosé, somme toute est un innocent : il veut savoir. Pour savoir il s'en va dans la direction la plus naturelle, et c'est naturellement du même coup par là qu'il est leurré. Le névrosé veut retransformer le signifiant en ce dont il est le signe. Le névrosé ne sait pas, et pour cause, que c'est en tant que sujet qu'il a fomenté ceci l'avènement du signifiant en tant que le signifiant est l'effaçant principal de la chose, que c'est lui, le sujet qui en effaçant tous les traits de la chose, fait le signifiant. Le névrosé veut effacer cet effacement, il veut faire que ça ne soit pas arrivé. C'est là le sens le plus profond du comportement sommaire, exemplaire de l'obsessionnel. Ce sur quoi il revient toujours, sans jamais bien entendu pouvoir en abolir l'effet - car chacun de ses efforts pour l'abolir ne fait que le renforcer - c'est de faire que cet avènement à la fonction de signifiant ne se soit pas produit, qu'on retrouve ce qu'il y a de réel à l'origine, à savoir de quoi tout ça est le signe. Ceci, je le laisse là indiqué, amorcé pour y revenir d'une façon généralisée et en même temps plus diversifiée, à savoir (->p282) (XIII/10) selon les trois espèces de névrose : phobie, hystérie et obsession, après que j'aurai fait le tour auquel ce préambule est destiné à me ramener dans mon discours.

    Ce détour donc est bien fait pour situer, et justifier du même coup, la double visée de notre recherche, en tant qu'elle est celle que nous poursuivons cette année sur le terrain de l'identification.

    Si extrêmement métapsychologique que notre recherche puisse paraître à certains de ne pas le poursuivre exactement sur l'arête où nous la poursuivons pour autant que l'analyse ne se conçoit que dans cette visée des plus eschatologiques, si je puis m'exprimer ainsi, d'une érotique, mais impossible aussi sans maintenir au moins à un certain niveau la conscience du sens de cette visée de faire avec convenance dans la pratique ce que vous avez à faire, c'est-à-dire bien sûr non pas à prêcher une érotique, mais à vous débrouiller avec ce fait que, même chez les gens les plus normaux et à l'intérieur de l'application pleine et entière, et de bonne volonté; des normes, eh bien, ça ne marche pas (que non seulement, comme M. de la Rochefoucauld l'a dit, il y a des bons mariages, mais il n'y en a pas de délicieux, nous pouvons ajouter que depuis ça s'est détérioré un peu plus puisqu'il n'y en a même pas de bons non plus, je veux dire dans la perspective du désir) il serait tout de même un peu invraisemblable que de tels propos ne puissent pas être mis au premier plan dans une assemblée d'analystes.

    Ceci ne vous fait pas pour autant les propagandistes (->p283) (XIII/11) d'une érotique nouvelle, ce qui vous situe ce que vous avez à faire dans chaque cas particulier : vous avez à faire exactement ce que chacun a à faire pour soi et pour lequel il a plus ou moins besoin de votre aide, à savoir, en attendant le cosmonaute de l'érotique future, des solutions artisanales.

     Reprenons les choses où nous les avons laissées la dernière fois, à savoir au niveau de la privation. J'espère que je me suis fait entendre concernant ce sujet en tant que je l'ai symbolisé par ce (-1) , le tour forcément pas compté, compté en moins dans la meilleure hypothèse, à savoir quand il a fait le tour du tour, le tour du tore. Le fait que j'ai tout de suite tendu le fil qui rapporte la fonction de ce (-1) au fondement logique de toute possibilité d'une affirmation universelle, à savoir de la possibilité de fonder l'exception, -  et c'est ça d'ailleurs qui exige la règle : l'exception ne confirme pas la règle, comme on le dit gentiment, elle l'exige ; c'est elle qui en est le véritable principe -  bref, qu'en vous traçant mon petit cadran, à savoir en vous montrant que la seule véritable assurance de l'affirmation universelle est l' exclusion d'un trait négatif : "il n'a pas d'homme qui ne soit mortel", j'ai pu prêter à une confusion que j'entends maintenant  
rectifier pour que vous sachiez sur quel terrain de principe je vous fais vous avancer.  Je vous donnais cette référence, mais il est  clair qu'il ne faut pas la prendre pour une
déduction du processus tout entier à partir du symbolique.

(->p284) (XIII/12)



    La part vide où il n'y a rien dans mon cadran, il faut à ce niveau là encore la considérer comme détachée. Le (-1) qu'est le sujet à ce niveau en lui-même n'est nullement subjectivé, il n'est nullement encore question ni de savoir, ni de non-savoir. Pour que quelque chose arrive de l'ordre de cet avènement, il faut que tout un cycle soit bouclé dont la privation n'est donc que le premier pas. La privation dont il s'agit est privation réelle pour laquelle avec le support d'intuition dont vous me concéderez qu'on peut bien m'en accorder le droit, je ne fais là que suivre les traces même de la tradition, et la plus pure ; on accorde à Kant l'essentiel de son procédé, et ce fondement du schématisme j'en cherche un meilleur pour essayer de vous le rendre sensible, intuitif - le ressort de cette privation réelle, je l'ai forgé. Ce n'est donc qu'après un long détour que peut advenir pour le sujet ce savoir de son rejet originel. Mais d'ici là, je vous le dis tout de suite, il s'est passé assez de choses pour que quand il viendra au jour, le sujet sache non pas seulement que ce savoir le rejette, mais que ce savoir est lui-même à rejeter en tant qu'il s'avèrera être toujours soit au-delà, soit en-deçà de ce qu'il faut atteindre pour la réalisation du désir.

    Autrement dit que si jamais le sujet, ce qui est son but depuis le temps de Parménide, arrive à l'identification, à l'affirmation que c'est  le même, que de penser et d'être  à ce moment-là il se trouvera lui-même irrémé-(->p285) (XIII/13)diablement divisé entre son désir et son idéal. Ceci, si je puis dire, est destiné à démontrer ce que je pourrai appeler la structure objective du tore en question. Mais pourquoi me refuserait-on cet usage du mot objectif puisqu'il est classique concernant le domaine des idées et encore employé jusqu'à Descartes ? Au point donc où nous en sommes et pour n'y plus revenir, ce dont il s'agit de réel est parfaitement touchable, et il ne s'agit que de cela. Ce qui nous a menés à la construction du tore au point où nous en sommes, c'est la nécessité de définir chacun des tours comme un un irréductiblement différent. Pour que ceci soit réel, à savoir que cette vérité symbolique, puisqu'elle suppose le compute, le comptage soit fondée, s'introduise dans le monde, il faut et il suffit que quelque chose soit apparu dans le réel, qui est le trait unaire. On comprendra que devant ce 1, qui est ce qui donne toute sa réalité à l'idéal - l'idéal, c'est tout ce qu'il y a de réel dans le symbolique et ça suffit - on comprend qu'aux origines de la pensée, comme on dit, au temps de Platon et chez Platon pour ne pas remonter plus loin, ceci ait entraîné l'adoration, la prosternation : le 1 était le bien, le beau, le vrai, l'être suprême.

    Ce en quoi consiste le renversement à quoi nous sommes sollicités de faire face à cette occasion, c'est de nous apercevoir que si légitime que puisse être cette adoration du point de vue d'une élation affective, il n'en reste pas moins que ce 1 n'est rien d'autre que la réalité d'un assez stupide petit bâton. C'est tout. Le premier chasseur, je vous l'ai dit, qui sur une côte d'antilope a fait une coche pour se souvenir (->p286) (XIII/14) simplement qu'il avait chassé 10 fois, 12 ou 13 fois, il ne savait pas compter, remarquez, et c'est même pour ça qu'il était nécessaire de les mettre, ces traits, pour que le 10, 12 ou 13, toutes les fois ne se confondent pas comme elles le méritaient pourtant les unes dans les autres.

    Donc, au niveau de la privation dont il s'agit, en tant que le sujet est d'abord objectivement cette privation dans la chose, cette privation, qu'il ne sait pas qu'il est du tour non compté, c'est de là que nous repartons pour comprendre ce qui se passe. Nous avons d'autres éléments d'information pour que de là il vienne se constituer comme désir et qu'il sache le rapport qu'il y a de cette constitution à cette origine en tant qu'elle peut nous permettre de commencer d'articuler quelque rapport symbolique plus adéquat que ceux jusqu'ici promus concernant ce qu'est sa structure de désir, au sujet. Ceci ne nous fait pas pour autant présumer de ce qui se maintiendra de la notion de la fonction du sujet quand nous l'aurons mis en situation de désir ; c'est ce que nous sommes bien forcés de parcourir avec lui, selon une méthode qui n'est que celle en somme de l'expérience ; c'est le sous-titre de la phénoménologie de Hegel "Wissenchaft der Erfahrung" : science de l'expérience. Nous suivons un chemin analogue avec les données différentes qui sont celles qui nous sont offertes.

    Le pas suivant est centré - je pourrais aussi bien ici ne pas marquer d'un titre le chapitre, je le fais à des fins didactiques - c'est celui de la frustration. C'est au niveau de la frustration que s'introduit avec l'Autre la possibilité (->p287) (XIII/15) pour le sujet d'un nouveau pas essentiel. Le 1 du tout unique, le 1 qui distingue chaque répétition dans sa différence absolue, ne vient pas au sujet, même si son support n'est rien d'autre que celui du bâton réel, ne vient pas d'aucun ciel, il vient d'une expérience constituée pour le sujet auquel nous avons affaire, par l'existence, avant qu'il ne soit né, de l' univers du discours, par la nécessité que cette expérience suppose du lieu de l'Autre avec le grand A, tel que je l'ai antérieurement défini.

    C'est ici que le sujet va conquérir l'essentiel, ce que j'ai appelé cette seconde dimension, en tant qu'elle est fonction radicale de son propre repérage dans sa structure si tant est que métaphoriquement, mais non sans prétendre atteindre dans cette métaphore la structure même de la chose, nous appelons structure de tore cette seconde dimension en tant qu'elle constitue parmi tous les autres 1'existence de lacs irréductibles à un point, de lacs non évanouissants. C'est dans l'Autre que vient nécessairement s'incarner cette irréductibilité des deux dimensions pour autant que, si elle est quelque part sensible, ce ne peut être - puisque jusqu'à présent le sujet n'est pour nous, que le sujet en tant qu'il parle - que  dans le domaine du symbolique. C'est dans l'expérience du symbolique que le sujet doit rencontrer la limitation de ses déplacements qui lui fait entrer d'abord dans l'expérience la pointe, si je puis dire, l'angle irréductible de cette duplicité des deux dimensions.

    C'est à cela que va au maximum me servir le sché-(->p288) (XIII/16)matisme du tore - vous allez le voir - et à partir de l'expérience majorée par la psychanalyse et l'observation qu'elle éveille. L'objet de son désir, le sujet peut entreprendre de le dire. I1 ne fait même que cela. C'est plus qu'un acte d'énonciation, c'est un acte d'imagination. Ceci suscite en lui une manoeuvre de la fonction imaginaire et d'une façon nécessaire cette fonction se révèle présente dès qu'apparaît la frustration. Vous savez l'importance, l'accent que j'ai mis après d'autres, après Saint-Augustin nommément, sur le moment d'éveil de la passion jalouse dans la constitution de ce type d'objet qui est celui même que nous avons construit comme sous-jacent à chacune de nos satisfactions : le petit enfant en proie à la passion jalouse devant son frère qui pour lui, en image, fait surgir la possession de cet objet, le sein nommément qui jusqu' alors n'a été que l'objet sous-jacent élidé, masqué pour lui derrière ce retour d'une présence liée à chacune de ses satisfactions, qui n'a été dans ce rythme où s'est inscrite, où se sent la nécessité de sa première dépendance, que l'objet métonymique de chacun de ses retours ; le voici soudain, pour lui produit dans l'éclairage aux effets pour nous signalés par sa pâleur mortelle, l'éclairage de ce quelque chose de nouveau qui est le désir : le désir de l'objet comme tel en tant qu'il retentit jusqu'au fondement même du sujet, qu'il l'ébranle bien au-delà de sa constitution comme satisfait ou non, comme soudain menacé au plus intime de son être, comme révélant son manque fondamental, et ceci dans la forme de l'Autre comme mettant au jour à la fois la métonymie et la perte qu'elle conditionne.   

    (->p289) (XIII/17) Cette dimension de perte essentielle à la métonymie, perte de la chose dans l'objet, c'est là le vrai sens de cette thématique de l'objet en tant que perdu et jamais retrouvé, le même qui est au fond du discours freudien et sans cesse répété. Un pas de plus, si nous poussons la métonymie plus loin, vous le savez, c'est la perte de quelque chose d' essentiel dans l'image, dans cette métonymie, qui s'appelle le moi, à ce point de naissance du désir, à ce point de pâleur où Augustin s'arrête devant le nourrisson, comme fait Freud devant son petit-fils 18 siècles plus tard. C'est faussement qu'on peut dire que l'être dont je suis jaloux, le frère, est mon semblable : il est mon image au sens où l'image dont il s'agit est image fondatrice de mon désir. Là est la révélation imaginaire, et c'est le sens et la fonction de la frustration. Tout ceci  est déjà connu. Je ne fais que le rappeler comme 1a seconde source de l'expérience.

    Après la privation réelle, la frustration imaginaire. Mais, comme pour la privation réelle, j'ai aujourd'hui bien essayé de vous situer à quoi elle sert au terme qui nous intéresse, c'est-à-dire dans la fondation du symbolique. De même, nous avons ici à voir comment cette image fondatrice révélatrice du désir va se placer dans le symbolique. Ce placement est difficile. I1 serait bien entendu tout à fait impossible si le symbolique n'était là, si - comme je l'ai rappelé, martelé depuis toujours et assez longtemps pour que ça vous entre dans la tête si l'Autre et le discours où le sujet a à se placer ne l'attendaient depuis toujours et dès avant avant sa naissance et que par l'intermédiaire au moins de sa mère, de sa nourrice : on (->p290) (XIII/18) lui parle. Le ressort dont il s'agit, celui qui est à la fois  le b, a, ba, l'enfance de notre expérience, mais au-delà de  quoi depuis quelque temps on ne sait plus aller faute justement de savoir le formaliser comme b, a, ba, est ceci, à savoir le croisement, l'échange naïf qui se produit de par la dimension de l'Autre entre le désir et la demande.

    S'il y a, vous le savez, quelque chose à quoi on peut dire qu'au départ le névrosé s'est laissé prendre, c'est à ce piège ; et il essaiera de faire passer dans la demande ce qui est l'objet de son désir, d'obtenir de l'Autre, non pas la satisfaction de son besoin, pour quoi la demande est faite, mais la satisfaction de son désir, à savoir d'en avoir l'objet, c'est-à-dire précisément ce qui ne peut se demander - et c'est à l'origine de ce qu'on appelle dépendance dans les rapports du sujet à l'Autre, - de même qu'il essaiera plus paradoxalement encore de satisfaire par la conformation de son désir, à la demande de l'Autre : et il n'y a pas d'autre sens, de sens correctement articulé j'entends, à ce qui est la découverte de l'analyse et de Freud, à l'existence du Surmoi comme tel. I1 n' y a pas d'autre définition correcte, j'entends pas d'autre qui permette d'échapper à des glissements confusionnels.

    Je pense sans aller plus loin, que les résonnances pratiques, concrètes de tous les jours, à savoir l'impasse du névrosé, c'est d'abord et avant le problème des impasses de son désir, cette impasse sensible à chaque instant, grossièrement sensible, et à quoi vous le voyez toujours se buter. C'est ce que j'exprimerai sommairement en disant que pour (->p291) (XIII/19)  son désir il lui faut la sanction d'une demande. Qu'est-ce que vous lui refusez, sinon cela qu'il attend de vous que vous lui demandiez de désirer congrûment ? Sans parler de ce qu'il attend de sa conjointe, de ses parents, de sa lignée et de tous les conformismes qui l'entourent. Qu'est-ce que ça nous permet de construire et d'apercevoir ?



 

    Si tant est que la demande se renouvelle selon les tours parcourus, selon les cercles pleins tout autour et les successifs retours que nécessite la revenue mais enserrée par le lacs de 1a demande, du besoin, si tant est que, comme je vous l'ai laissé entendre à travers chacun de ces retours, ce qui nous permet de dire que le cercle élidé, le cercle que j'ai appelé simplement pour que vous voyez ce que je veux dire par rapport au tore le cercle vide, vient ici matérialiser 1'objet métonymique sous toutes ces demandes. Une construction topologique est imaginable d'un autre tore qui a pour propriété de nous permettre d'imaginer l'application de l'objet du désir, cercle interne vide du premier tore, sur le cercle plein du second qui constitue une boucle, un de ses lacs irréductibles.

(->p292) (XIII/20)  Inversement le cercle sur le premier tore d'une demande vient ici se superposer dans l'autre tore. Le tore ici support de 1`Autre, de 1'Autre imaginaire de la frustration, vient ici se superposer au cercle vide de ce tore, c'est-à-dire remplir la fonction de montrer cette interversion : désir chez l'un, demande chez l'autre, demande de l'un, désir de l'autre, qui est le noeud où se coince toute la dialectique de la frustration. Cette dépendance possible des deux topologies, celle d' un tore à celle de l'autre, n'exprime en somme  rien d'autre que ce qui est le but de notre schème en tant que nous le faisons supporter par le tore. C'est que si l'espace de l'intuition kantienne, je dirais, doit grâce au nouveau schème que nous introduisons être mis entre parenthèses, annulé, aufgehoben, comme illusoire parce que l'extension topologique du tore nous le permet à ne considérer que les propriétés de la surface, nous sommes sûrs du maintien, de la solidité, si je puis dire, du volume du système sans avoir à recourir à l'intuition de la profondeur. Ce qui, vous voyez, et ce que ceci image, c'est qu' à nous maintenir, dans toute la mesure où nos habitudes intuitives nous le permettent, dans ces limites, il en résulte que puisqu'il ne s'agit entre les deux surfaces que d'une substitution par application bi-univoque, encore qu'elle soit inversée, à savoir qu'une fois découpée ce sera dans ce sens sur l'une des surfaces et dans cet autre sur l'autre.  



    (->p293) (XIII/21) I1 n'en reste pas moins que ce que ceci rend sensible, c'est que du point de vue de l'espace exigé, ces deux espaces : l'intérieur et l'extérieur, à partir du moment où nous nous refusons à leur donner substance autre que topologique, sont les mêmes. C'est ce que vous verrez exprimé dans la phrase que   les                      (espace vide-note du claviste)  indiquent déjà, dans le rapport de Rome (p46 ou Écrits p320 -note du claviste), l'usage que je comptais pour vous en faire, à savoir que la propriété de l'anneau en tant qu'il symbolise la fonction du sujet dans ses rapports à l'Autre tient en ceci que l'espace de son intérieur et l'espace extérieur sont les mêmes : le sujet à partir de là  construit son espace extérieur sur le modèle d'irréductibilité de son espace intérieur.

    Mais ce que montre ce schéma, c'est avec évidence la carence de l'harmonie idéale qui pourrait être exigée de 1'objet à la demande, de la demande à l'objet, illusion qui est suffisamment démontrée par l'expérience, je pense, pour que nous ayons éprouvé le besoin de construire ce modèle nécessaire de leur nécessaire discordance. Nous en savons, le ressort, et bien entendu, si j'ai l'air de n'avancer qu'à pas de lenteur, croyez-moi : aucune stagnation n'est de trop, si nous voulons nous assurer des pas suivants. Ce que nous savons déjà, et ce qu'il y a ici de représenté intuitivement, c'est que l' objet lui-même comme tel, en tant qu'objet du désir, est l' effet de l'impossibilité de l'Autre de répondre à la demande. C'est ce qui se voit ici manifestement dans ce sens qu'à la dite demande, quelque soit son désir, l'Autre ne saurait y suffire, qu'il laisse forcément à découvert la plus grande part de la (->p294) (XIII/22) structure, autrement dit que le sujet n'est pas enveloppé, comme on le croit, dans le tout, qu'au niveau du moins du sujet qui parle l'Unwelt n'enveloppe pas son Innenwelt ; que s'il y avait quelque chose à faire pour imaginer le sujet par rapport à la sphère idéale, depuis toujours le modèle intuitif et mental de la structure d'un cosmos, ce serait plutôt que le sujet serait, si je puis me permettre pour vous de pousser, d'exploiter - mais vous verrez qu'il y a plus d'une façon de le faire son image intuitive, cela serait de représenter le sujet par l' existence d'un trou dans la dite sphère et son supplément par deux sutures.   

  
 
  Supposons le sujet à constituer sur une sphère cosmique. La surface d'une sphère infinie, c'est un plan : le plan du tableau noir indéfiniment prolongé.   


  Voilà le sujet : un trou quadrangulaire, comme la configuration générale de ma peau de tout à l'heure, mais cette fois-ci en négatif. Je couds un bord avec l' autre, mais avec cette condition que ce sont des bords opposés que je laisse libre les deux autres bords. I1 en résulte la figure suivante.  

 

 (->p295) (XIII/23)

 à savoir, avec le vide comblé ici, deux trous qui restent dans la sphère de surface infinie. Il ne reste plus qu'à tirer sur chacun des bords de ces deux trous pour constituer le sujet à la surface infinie comme constituée en somme par ce qui est toujours un tore même s'il a une besace de rayon infini, à savoir une poignée émergeant à la surface d'un plan.   


    Voilà ce que cela veut dire au maximum la relation du sujet avec le grand Tout. Nous verrons les applications que nous pourrons en faire.

    Ce qui est important ici à saisir, c'est que pour ce recouvrement de l'objet à la demande si l'Autre imaginaire ainsi constitué dans l'inversion des fonctions du cercle du désir avec celui de la demande, l'Autre pour la satisfaction du désir du sujet doit être défini comme sans pouvoir. J'insiste sur ce "sans", car avec lui émerge une nouvelle forme de la négation où s'indiquent à proprement parler les effets de la frustration. Sans est une négation, mais pas n'importe laquelle : c'est une négation-liaison que matérialise bien, dans la langue anglaise, l'homologie conformiste des deux rapports des deux signifiants : within et without. C'est une exclusion liée qui déjà en soi seul indique son renversement.

    Un pas de plus, faisons-le, c'est celui du"pas sans".

    (->p296) (XIII/24) L'Autre sans doute s'introduit dans la perspective naïve du désir comme sans pouvoir, mais essentiellement ce qui le lie à la structure du désir c'est le "pas sans". Il n'est pas non plus sans pouvoir ; c'est pourquoi cet Autre que nous avons introduit en tant qu'en somme métaphore du trait unaire, c'est-à-dire de ce que nous trouvons à son niveau et qu'il remplace dans une régression infinie puisqu'il est le lieu où se succèdent ces 1 tous différents les uns des autres, dont le sujet n'est que la métonymie, cet Autre comme un - et le jeu de mots fait partie de la formule que j'emploie ici pour définir le mode sous lequel je l'ai introduit - se retrouve une fois bouclée la nécessité des effets de la frustration imaginaire comme ayant cette valeur unique, car lui seul n'est pas sans, pas sans pouvoir : il est à l'origine possible du désir posé comme condition, même si cette condition reste en suspens. Pour cela il est comme pas un ; il donne au (-1) du sujet une autre fonction qui s'incarne d'abord dans cette dimension, que ce "comme" vous situe assez comme étant celle de la métaphore. C'est à son niveau, au niveau du "comme pas un" et de tout ce qui va lui rester dans la suite suspendu, comme ce que j'ai appelé la conditionnalité absolue du désir, que nous aurons à faire la prochaine fois, c'est-à-dire, au niveau du troisième terme, de l'introduction de l'acte de désir comme tel, de ses rapports au sujet d'une part à la racine de ce pouvoir, à la réarticulation des temps de ce pouvoir, pour autant que - vous le voyez - il va me falloir revenir en arrière sur le pas possible pour marquer le chemin qui a été accompli dans l'introduction des termes pouvoir et sans pouvoir. C'est dans la mesure où nous (->p297) (XIII/25) aurons à poursuivre cette dialectique la prochaine fois que je m'arrête ici aujourd'hui.